Parution du bulletin 2014: « Voyages au féminin »
Avant-propos de Claude Reichler
Dans un livre paru en 1996, Itinéraires de l’écriture au féminin. Voyageuses du XIXe siècle, Bénédicte Monicat écrit: « Être femme et voyager, être femme et écrire l’histoire de son voyage, ne peut pas être assimilé sans distinction à une théorie du voyage que concerne uniquement l’expérience des voyageurs hommes. Il est nécessaire de rendre sa place et de donner toute son importance à une pratique de l’écriture qui contient en ellemême tant de questions majeures et tant de réponses individuelles aux relations de pouvoirs inscrites dans l’écriture du voyage, relations que la femme reproduit ou conteste, ou tout au moins révèle. »
Dans ce livre pionnier, l’approche est littéraire et les questions portent sur les modes de l’écriture du voyage. Mais le sujet des femmes en voyage pose évidemment aussi des questions sociales et historiques. Si les recherches états-uniennes ou anglaises sont assez nombreuses, il n’y a eu que peu d’études en langue française. Le champ est considérable, riche d’implications et peu exploré.
Une distinction admise sépare les « grandes voyageuses », de celles qui voyageaient occasionnellement et ne publiaient pas le récit de leur voyage. En Suisse, on connaît bien les premières par de prestigieux exemples: Isabelle Eberhardt, Anne-Marie Schwarzenbach ou Ella Maillart, trois voyageuses du XXe siècle. Mais les secondes, infiniment plus nombreuses, en Suisse ou en Europe, restent encore dans l’ombre de l’Histoire. Les documents existent, mais il faut aller les chercher dans les archives des familles ou des bibliothèques : manuscrits gardés secrets, journaux intimes oubliés, récits épistolaires destinés à un ou une correspondant-e unique. On découvre aujourd’hui que les femmes, au XIXe siècle, ont écrit fréquemment des journaux intimes, contenant quelquefois des expériences de voyage. Au XVIIIe même, les recherches tirent des archives des récits de voyages effectués par des femmes qui appartenaient à la bonne société, la seule qui partait sur les routes pour la découverte et le loisir.
Mille questions se posent, que ces récits peuvent éclairer. Notre dossier apporte quelques éléments tirés d’enquêtes en cours, d’une façon simple et ouverte. Nous avons choisi des cas exemplaires, présentés dans l’ordre chronologique : des aristocrates anglaises du XVIIIe, une poétesse danoise appartenant au premier romantisme européen, une jeune Vaudoise voyageant avec sa famille patricienne, une Anglaise de la classe moyenne qui fit partie d’un des premiers voyages en Suisse organisés par Thomas Cook, enfin une écrivaine américaine, qui rédigea des guides touristiques accompagnant la publication de photos stéréoscopiques. Le choix est varié: il trace, de manière concrète, des portraits de femmes et évoque des manières de voyager; il dessine des sensibilités d’époque tout autant que des inflexions proprement féminines. Il montre aussi l’étonnante richesse d’une documentation parfois inconnue, pour laquelle il faut trouver les bonnes questions.